Dernier cours de Frédéric Poulon
Pour celles et ceux qui n'ont pu assister à son "dernier cours", prenez le temps de le lire ci-dessous. Merci Monsieur Poulon !
- 16/05/2017
Merci d’être venus si nombreux à ce « dernier cours ». Je vois beaucoup de visages connus et amis, et je me sens naturellement porté par cette affection que vous êtes venus aujourd’hui me témoigner.
Mon Dernier Cours : ce titre est une façon de parler. « Dernier », si vous voulez, mais à la manière des « derniers concerts » de Johnny Hallyday toujours suivis de plusieurs autres… Quant au « Cours », je n’aurai pas l’outrecuidance d’en infliger un supplémentaire aux nombreux étudiants ici présents ni aux collègues (dont beaucoup du reste sont mes anciens étudiants) venus me faire honneur.
N’attendez donc ni un cours ni un discours : c’est tout simplement à l’évocation de souvenirs que je voudrais me laisser aller devant vous. Mais les souvenirs sont légion au terme de quarante années d’une carrière de professeur à Bordeaux. Aussi mon souci est-il — selon une déformation professorale commune à beaucoup d’entre nous — de bien les ordonner.
Je m’inspirerai pour cela des grammaires grecques anciennes et de leurs trois modes : optatif, subjonctif, indicatif. Je distinguerai ainsi ce que j’ai souhaité faire (optatif), ce que je m’imagine en toute subjectivité avoir fait (subjonctif), ce que modestement j’ai accompli et que m’indique la crue réalité (indicatif).
Suivre cet ordre me ferait aller, si je puis dire, du rêve à la réalité. Mais je suivrai, si vous permettez, l’ordre inverse : s’il est vrai que le rêve est le moteur ordinaire de nos entreprises, il est plus exaltant, quand il s’agit de les relater, d’aller de la réalité au rêve car on a ainsi le sentiment non de descendre mais de s’élever, non d’atterrir mais de s’envoler.
I. Ce que j’ai accompli
C’est l’agrégation qui, à l’automne 1977, m’a envoyé à Bordeaux. Je n’y étais jamais venu auparavant. Je me vois encore, par une sombre soirée pluvieuse, sur le parvis de la gare Saint-Jean, demandant à un quidam passant à portée : « Pardon, Monsieur, pouvez-vous m’indiquer le centre ville ? » Telle fut ma première question en terre bordelaise ! J’avais lu les Mémoires d’un touriste, et Stendhal m’avait averti que j’allais découvrir « la plus belle ville de France ». Il écrivait en 1830, et la ville n’a fait qu’embellir depuis, notamment à notre époque, Chabano et Juppeo regnante.
Le lendemain de mon arrivée, je fus accueilli à l’Université par le vice-président chargé de l’économie, le professeur Marc Penouil, qui allait devenir un ami et être le premier collègue à me recevoir chez lui avec son épouse Huguette. Pour l’heure, nous étions dans son bureau où il avait fait venir plusieurs jeunes enseignants. J’étais face à eux. On m’avait dit que j’aurais en charge le cours de Macroéconomie approfondie en maîtrise de sciences économiques, et j’en avais préparé le plan. Ils attendaient ma présentation pour savoir qui ferait les travaux dirigés sur ce cours. C’est ainsi que j’ai entamé une longue collaboration avec deux d’entre eux : Christian Lang, esprit fin et quelque peu acide, et Alain Planche, esprit tout aussi fin et tout à fait placide.
Ce cours de Macroéconomie approfondie a été un long compagnon de route. Je l’ai fait, sous ce titre puis d’autres, avec des contenus eux-mêmes variables, presque tout au long de ma carrière. Dès ma deuxième année à Bordeaux (1978-79), j’en avais fait un poly — un gros poly en trois tomes — que je transformerai peu après en un livre — mon premier — paru au début de 1982 aux Éditions Cujas.
Avec l’audace de la jeunesse et aussi la conviction qui m’habitait déjà, j’avais divisé la macroéconomie en deux : d’une part, la macroéconomie conventionnelle, de l’équilibre de marché, où, après avoir balayé le modèle standard dit IS-LM, je présentais en détail la macroéconomie de l’équilibre général avec rationnement, alors très en pointe, élaborée par E. Malinvaud et quelques jeunes chercheurs de son entourage, et que les Américains, qui y avaient aussi contribué mais reconnaissaient l’apport des Français, appelaient familièrement « French economics » ; et d’autre part, dans une seconde partie, je présentais la macroéconomie du circuit, celle qui me tenait le plus à cœur, où je développais et interprétais les trois grands circuitistes de l’histoire : Quesnay, au XVIIIe siècle, Marx au XIXe, et surtout Keynes, le plus grand économiste du XXe siècle, autour duquel s’est construite toute ma carrière d’enseignant-chercheur.
Mon autre cours fétiche a été indéniablement le cours de première année qui m’a été proposé dès ma troisième année à Bordeaux (1979-80) et que, sauf de brèves périodes de jachère, j’ai fait chaque année jusqu’à celle-ci incluse, soit au total pendant 36 ans. Le cours a pris lui aussi des noms divers, mais principalement celui d’Économie générale qui est le titre de mon second ouvrage dont la première édition (il y en aura huit) est parue également en 1982, à l’automne.
Cette année 1982 fut décidément pour moi une grande année : elle fut celle de mon mariage avec Nicole Lafaye qui avait été mon étudiante à mon arrivée à Bordeaux et allait devenir quelques années après mon épouse et une collègue une fois soutenue sa thèse avec Pierre Delfaud. Beaucoup d’entre vous se souviennent encore de sa gentillesse, de son enthousiasme, de sa gaieté et aussi, je pense, de sa beauté. Elle m’a été trop tôt enlevée par la maladie mais m’a laissé trois enfants ici présents. Elle leur a transmis sa passion de l’enseignement puisqu’ils sont aujourd’hui tous trois professeurs, quoique aucun en économie !
Voilà, en résumé, ce que je puis avec certitude prétendre avoir accompli. Mais, pour être complet sur ce chapitre, il me faut aussi évoquer le négatif, ce que je n’ai pas accompli en quelque sorte. Il y a à ce titre trois sujets sur lesquels je voudrais brièvement… me confesser : l’administration, l’informatique, l’anglais :
- je n’ai jamais pris part à l’administration de la Faculté, et je rends grâce aux collègues qui m’ont épargné ce qui m’eût été une corvée : j’en remercie tout spécialement notre jeune doyen, Bertrand Blancheton, qui fut aussi mon élève et surtout celui de mon regretté ami Jean-Charles Asselain ;
- je n’ai jamais pris le virage informatique que la plupart d’entre vous avez négocié à la charnière des deux siècles : je suis resté un adepte de la craie et du tableau noir, réticent à l’usage du vidéoprojecteur et autres instruments télé-optiques ; pourtant paradoxalement, dans ma jeunesse étudiante, j’avais fait, entre autres choses, un certificat d’informatique opérationnelle ; j’ai le souvenir, à Jussieu, sous sa coupole de verre, du gigantesque ordinateur, vraie divinité à laquelle, par le truchement de ses grands prêtres (des opérateurs en blouse blanche), nous apportions nos offrandes sous la forme d’énormes bacs remplis de cartes perforées — offrandes qui étaient très souvent rejetées et nous obligeaient à chercher des heures durant dans des pages et des pages de langage Fortran la virgule mal placée : de cette époque date, je crois, ma détestation de l’informatique !
- quant à l’anglais, dont je passe ici pour un adversaire, entendez-moi bien : ce n’est pas à la langue de Shakespeare que j’en veux, mais à l’usage qu’on en fait de plus en plus dans nos Facultés de France. Sans reprendre un combat d’ores et déjà hélas perdu, je veux seulement dire ma tristesse de voir aujourd’hui tant de jeunes collègues ne plus se soucier de rechercher l’élégance dans leur propre langue sous l’argument bien illusoire qu’ils ont plus de chance d’être lus en anglais qu’en français, oubliant qu’un discours convenu, qu’il soit en anglais ou en français, restera de toute façon lettre morte. Puissent-ils se souvenir de cet éminent homme de science qu’était Buffon dont Flaubert dit qu’il « avait un si vif respect de la langue française que, lorsqu’il écrivait, il mettait à ses poignets des manchettes de dentelle blanche ».
Voilà, chers amis, le certain de ce que j’ai ou n’ai pas accompli en quarante années de carrière bordelaise. Mais au-delà de l’objectif, il y a le subjectif, et je vous saurais gré maintenant de bien vouloir me permettre de laisser aller mon imagination vers ce qu’en rêve peut-être je m’imagine avoir apporté, spécialement dans le domaine de la recherche.
II. Ce que j’imagine (ou m’imagine) avoir fait
S’agissant de recherche collective, d’abord, c’est du Séminaire DECTA III qu’il me faut parler. Je l’avais fondé peu après mon arrivée à Bordeaux, et il a sombré douze ans plus tard, au début de 1990, dans des circonstances que nous préférerons aujourd’hui avoir oubliées. DECTA signifie Dynamique Economique et Techniques Avancées. C’était le nom du séminaire du professeur Bernard Ducros à l’Université Paris I, mon université d’origine. Alain Parguez avait fondé DECTA II à l’Université de Besançon où l’avait envoyé l’agrégation, et moi DECTA III à Bordeaux. Je crois pouvoir dire que c’est DECTA III qui eut finalement le plus grand rayonnement
A Bordeaux, DECTA III a été des années durant un forum de discussion chaque fois autour d’un texte commandé spécialement pour la séance à un chercheur bordelais ou, dans un cas sur deux, extérieur à notre Université. Chaque année le séminaire portait sur un thème choisi par le directeur scientifique. Il y eut, par exemple, le thème de « la capacité d’endettement international » inspiré par la grande crise internationale d’endettement qui avait éclaté en 1982. Le directeur scientifique de l’année (il changeait en principe chaque année) subdivisait le thème choisi en une douzaine de sujets proposés à des conférenciers qui devaient donc produire un texte original et en aucun cas servir un texte déjà présenté ailleurs. En fin d’année, l’ensemble des textes et le résumé des discussions consécutives étaient réunis dans un volume de la Collection des Travaux du Séminaire DECTA III, tiré à une centaine d’exemplaires et diffusé auprès de nombreux centres à Bordeaux et hors Bordeaux. Souvent ces volumes étaient repris, retravaillés en vue d’une publication plus large. Il y eut ainsi, issus du Séminaire DECTA III, cinq numéros spéciaux de revues et deux ouvrages collectifs publiés chez Dunod, l’un sous ma direction, l’autre sous celle de Michel Zerbato.
Concernant mes travaux personnels, je me garderais bien de trop m’étendre, rien n’étant plus monotone qu’une liste de travaux à l’instar de la liste de ses mises en scène que nous assène le metteur en scène quand nous allons au théâtre.
Nonobstant ma découverte du circuit keynésien, je résumerai mes trouvailles à trois ou quatre « pépites » que j’appellerai : la similitude des conditions de crise keynésienne et marxiste (leur stricte équivalence ayant été montrée non par moi-même mais par l’un de mes anciens plus brillants doctorants, Joseph Vespa) ; le passage du circuit brut de la Théorie générale au circuit de base, préfiguration du Tableau Economique d’Ensemble de la comptabilité nationale ; l’invariance de la condition keynésienne de crise expliquant pourquoi Keynes a pu concevoir toute sa Théorie générale en économie fermée sans perte de … généralité ; et enfin le temps de circuit, expression du célèbre court terme keynésien. C’est à ce dernier seulement que je voudrais ici consacrer quelques réflexions.
Je me rappelle très bien les circonstances qui m’ont conduit à la découverte du temps de circuit. C’était au début de 1976. J’avais 28 ans. Je terminais ma thèse d’économie. J’avais la tête encore pleine des enseignements, quelques années auparavant à l’Université Paris VI, des professeurs Neveu et Geffroy sur les processus aléatoires. Je ne sais plus par quelle association d’idées — « sérendipité », eût dit Michel Serres qui a remis ce vieux mot en circulation — la pensée m’est venue de traiter la propension keynésienne à consommer, coefficient compris entre 0 et 1, comme une probabilité, ce qui m’a amené à découvrir et développer, en quelques heures d’une incroyable fébrilité, le multiplicateur probabiliste. Le lendemain, je faisais part de ma découverte à mon patron, Jean Marchal. Il a applaudi des deux mains. La fièvre l’a gagné à son tour. Nous avons écrit l’article ensemble. Je lui apportais la découverte, il m’ouvrait les portes de la Revue Economique qui publiait en mars 1976 notre article. Il allait avoir un certain retentissement et retenir l’attention notamment de Gérard Maarek, alors à la Banque de France, qui a engagé avec nous une controverse que publiait également la Revue Economique l’année suivante.
Les choses ne s’en sont pas tenues là. Ma rencontre, peu après, avec le circuit keynésien m’a fait voir, par simple prolongement de la précédente découverte, que le circuit, à son tour probabilisé, était un processus aléatoire particulier, en fait une chaîne de Markov ergodique, et que le court terme keynésien était assimilable au temps moyen de premier retour d’une unité monétaire représentative dans le pôle « banques » de cette chaîne de Markov. Le calcul montrait en outre que le court terme keynésien était une durée de l’ordre, selon les pays, selon les époques, de 12 à 18 mois.
Me rappelant que Keynes avait été mathématicien probabiliste avant d’être économiste, je me sentais singulièrement rapproché de lui, sûr qu’il n’aurait pas désavoué cette découverte. Claude Ponsard, qui m’avait invité à la présenter à son Institut de Mathématiques Economiques à Dijon, la publia à l’été 1980 dans la Revue d’Economie Politique qui accueillait ainsi, sous mon seul nom cette fois-ci, mon premier grand article sur le circuit keynésien.
Entre-temps, j’étais arrivé à Bordeaux et ces découvertes nourrissaient déjà une partie de mes enseignements. Je voudrais toutefois, avant de fermer ce second volet de « Mon Dernier Cours », tirer de mon expérience un conseil à l’intention de tous nos jeunes gens se lançant dans des recherches hyper-spécialisées croyant que c’est le seul moyen à leur portée d’atteindre des sommets. Je voudrais leur dire qu’il n’y a pas de recherche authentique sans idées fécondes ; et que la fécondation des idées vient non de l’enfermement dans un étroit couloir de la connaissance, mais de l’ouverture la plus large possible sur le champ de toutes les connaissances. J’étudiais — si je puis un instant rappeler mon propre exemple — la théorie des processus aléatoires pour le seul plaisir d’entrer avec de grands professeurs dans un champ nouveau du savoir, sans me douter qu’ils m’apportaient une semence qui allait germer au-delà de tout ce que je pouvais imaginer.
C’est précisément d’imagination que je viens de vous entretenir en évoquant ce que je crois très subjectivement avoir apporté à la science économique. Mais cela va-t-il au bout du rêve que je nourrissais en arrivant à Bordeaux et nourris peut-être encore après quarante années ? Permettez-moi de vous raconter — ce sera ma dernière partie — ce qu’au fond j’ai voulu faire et, avant de vous quitter, ce qu’aujourd’hui je voudrais faire encore.
III. Ce que j’ai voulu faire et voudrais faire encore
L’ambition d’apporter ma pierre à l’édifice de la science économique ne m’est pas venue tout de suite. J’ai commencé par faire mes classes. Devenu assistant, je faisais des travaux dirigés et j’enseignais avec conviction la théorie quantitative de la monnaie renouvelée par Friedman et le modèle IS-LM, cette fausse interprétation de Keynes inventée par Hicks qui, du reste, la reniera plus tard sans que cela ne nuise en rien au succès du modèle répandu partout.
Mon premier doute me vint en découvrant chez Friedman une incroyable supercherie. En lisant sa Théorie de la fonction de consommation par laquelle il prétendait usurper la gloire posthume de Keynes en ruinant son multiplicateur avec une nouvelle fonction de consommation microéconomique, j’ai été stupéfait de le voir, au moment d’agréger ses fonctions micro pour passer à une fonction macro opposable à celle de Keynes, écrire ceci : « Le problème de l’agrégation n’a pas de solution, faisons comme s’il en avait une. » C’était pour moi intolérable. Qu’eût-on dit d’un mathématicien déclarant : « Mon théorème est faux, faisons comme s’il était juste. » ? Il eût été exclu de sa communauté scientifique. Friedman, lui : prix Nobel ! Mon animosité envers lui n’a fait que croître quand j’ai vu que, voulant donner une preuve du bien-fondé de la théorie quantitative, il confondait corrélation et causalité, confusion qui eût amené un étudiant de statistique à être collé à son examen de première année.
Quant au modèle IS-LM, base de la plupart des manuels de macroéconomie de par le monde, c’est Alain Parguez, le premier, qui attira mon attention sur le fait qu’il s’agissait d’une interprétation walrasienne de Keynes en opposition totale avec le cœur de la pensée keynésienne : le circuit, dont la découverte était justement en train de commencer.
Quand je suis arrivé à Bordeaux, cette découverte était déjà bien avancée, et il me semblait clair qu’on ne pouvait plus enseigner comme avant la macroéconomie keynésienne, qu’il fallait la replacer sur son véritable socle.
Telle fut alors mon ambition. C’était une tâche gigantesque. Il eût fallu être plus nombreux que nous n’avons été. On ne s’étonnera donc pas que j’y ai voué l’essentiel de ma carrière d’enseignant et de chercheur.
A quoi finalement ai-je abouti ? Ce n’est peut-être pas moi le mieux placé pour le dire. Il y a cependant un aboutissement qui me tient à cœur et qui, en cette période de préparation d’un probable bouleversement de la politique économique dans le monde, prend une résonance particulière. Il s’agit de ce que je nomme le protectionnisme keynésien.
Le mot est lâché… Voilà un sujet de circonstance, un peu trop peut-être ! En parler aujourd’hui est affaire délicate. Nous ne songions pas, B. Blancheton et moi-même, en choisissant cette date du 27 avril, que j’allais tomber — même si c’était bien prévisible — en plein dans l’entre-deux-tours de notre élection présidentielle, et je songeais encore moins — c’était, il est vrai, moins prévisible — que j’allais me trouver « coincé » entre le champion de l’euro-mondialisme et celui — ou plutôt celle — du protectionnisme, et ainsi courir le risque de passer pour un agent électoral de la seconde !
J’aurais préféré pour mon confort personnel tomber soit sur les deux candidats de l’euro-mondialisme [1] que j’aurais alors renvoyés dos à dos au nom du protectionnisme keynésien, soit sur les deux candidats du protectionnisme [2] auxquels j’aurais alors opposé ou plutôt proposé, au lieu et place du « protectionnisme solidaire » de l’un et du « protectionnisme intelligent » de l’autre, le protectionnisme scientifique, c’est-à-dire le protectionnisme keynésien.
Mais les urnes en ont décidé autrement ! Me voilà aujourd’hui dans la situation la plus inconfortable. Je tiens à préciser que je ne suis l’agent électoral de personne, que ma seule ambition est de faire comprendre et, si possible, de promouvoir le protectionnisme keynésien auquel quarante ans de carrière de professeur d’économie m’ont converti.
Selon une idée reçue — mais fausse — l’arme keynésienne contre le chômage est le déficit public. Keynes n’a jamais été un chantre du déficit. En revanche, au fur et à mesure de son avance dans la voie de ce qu’on a appelé la « révolution keynésienne », il découvre le bien-fondé du protectionnisme. L’un des mérites du circuit keynésien est d’avoir donné une base scientifique au protectionnisme exactement comme l’aurait fait, un siècle auparavant, Ricardo pour le libre-échange. Keynes est de fait l’anti-Ricardo par excellence.
Entendons-nous bien : le protectionnisme keynésien n’est nullement un repli sur soi ainsi qu’on l’entend dire du protectionnisme en général pour le discréditer. Parce qu’il est avantageux pour toutes les nations, dès lors qu’elles font du plein emploi leur objectif premier, le protectionnisme keynésien est négociable et compatible par conséquent avec une organisation mondiale du commerce. Il conviendrait toutefois d’aménager l’actuelle OMC, temple mondial du libre-échangisme, en ce qui pourrait être appelé OMP, organisation mondiale du protectionnisme.
Le changement est, du reste, moins d’ordre institutionnel qu’intellectuel, d’où le rôle que peut tenir l’Université. Il faudrait en effet, reconnaissons-le, changer au préalable bien des mentalités y compris celles des hommes ou femmes politiques qui aujourd’hui prêchent le protectionnisme mais qui, faute de connaître les tenants et aboutissants de la pensée keynésienne, donnent à leur thèse trop l’apparence d’un égoïsme national de nature à entraîner des réactions préjudiciables à l’entente internationale.
Voilà en somme avec le protectionnisme keynésien mon souhait pour la politique économique d’aujourd’hui. Ce souhait serait-il réalisé que je considérerais atteint le but de mon enseignement de quarante années… Mais le temps a passé. Il me faut, à présent, tourner la page.
« Qu’allez-vous faire ensuite ? », m’entends-je souvent demander. Parfois lassé de cette question insistante, je suis tenté de répondre par cette boutade : « Me tourner les pouces en attendant le prix Nobel ! ». Mais, devant vous, je veux être sérieux. Je vais donc sérieusement vous faire part de mon projet. C’est en fait un triple projet :
- d’abord, et quitte à vous étonner, continuer la danse à laquelle je me suis initié pour le mariage de ma plus jeune fille l’été dernier, sachant que j’aurais à ouvrir le bal : j’y ai pris goût et ma foi, séduit en outre par le charme discret des écoles de danse, après la valse viennoise, je m’initie à présent au tango, quickstep, valse anglaise, et même le rock n’ roll que je croyais savoir danser mais dont je découvre qu’il a ses pas très codés que j’ignorais ;
- ensuite apprendre l’italien, superbe langue à laquelle je m’étais adonné dans les années quatre-vingt pour correspondre avec les circuitistes italiens, et que je veux reprendre aujourd’hui dans le but de visiter notre voisine transalpine ;
- et, enfin, ma grande tâche en perspective sera consacrée à l’œuvre de mon père qui, en plus de sa profession de magistrat, a exercé sa vie durant, sous le pseudonyme de Philippe Sénart, le métier de critique littéraire, de chroniqueur et aussi de critique d’art dramatique à la Revue des Deux Mondes où, pendant vingt-cinq ans, il tint la « revue théâtrale », à une époque où la rémunération des pigistes n’était pas celle qu’elle est, semble-t-il, devenue ! Il a laissé des milliers d’articles dans la presse (Arts,
Combat — où il tint de 1960 à 1974 le « Feuilleton littéraire » — , Le Figaro, etc.) et dans de nombreuses revues (outre celle précitée : Le Mercure de France, la Revue de Paris, La Table Ronde, France Forum, Commentaires, Politique Magazine, etc.). Mon idée est de recueillir le meilleur de tout cela en un ou deux volumes qui viendraient compléter celui qu’il avait lui-même tiré d’un choix de ses articles et publié chez Plon en 1966 sous le titre Chemins critiques. D’Abellio à Sartre. La tâche est longue. Peut-être n’aurai-je pas le temps de la mener à terme et devrai-je passer le flambeau à son petit-fils, mon garçon Jean-Auguste, professeur agrégé de lettres classiques, qui aimait tant à parler de littérature avec son grand-père qui lui a du reste suggéré son sujet de thèse sur Paul Léautaud.
Mais, allez-vous me demander : « Et l’économie dans tout cela ? » En disant que pour moi la page allait être tournée, je n’ai pas dit que je ne m’intéresserais plus à elle ! Je la regarderai évoluer m’attendant à bien des surprises, conscient que nos prévisions d’économistes sont presque toujours démenties.
Et, comme il sied à mon âge, je me tournerai aussi vers le passé, mon passé, me rappelant les milliers d’étudiants qui au fil des ans m’ont été confiés ainsi que les jeunes chargés de travaux dirigés (j’en ai recensé au total plus de quatre-vingt) venus m’apporter leur aide, spécialement dans le cours de première année, et que j’ai eu l’honneur de former aux rigueurs de la pédagogie. Me rappelant tout cela, je le rattacherai à mon long cheminement antérieur jalonné du souvenir des merveilleux professeurs qui m’ont marqué, depuis mon institutrice de la rue Saint-Benoît, Mme Graillot, en 10ème et 7ème , jusqu’à mon professeur de français-latin-grec, M. De Kisch, en 2nde à Louis-le-Grand et, un peu plus tard à l’Université, Henri Mazeaud avec son cours magnifique de Droit des obligations, Jean Marchal et son cours de Monnaie, Roger Descombes et son splendide cours d’Intégration en licence à Paris VI, et bien d’autres encore.
C’est dans le déroulement de ce long fil de tout notre passé que s’opère au fond le mystère de la transmission : ce que nous avons reçu, nous le donnons à notre tour. Tel est le sentiment très fort qui m’anime au moment de vous quitter et qui me fait dire aujourd’hui devant vous tous que, quelles qu’aient été les contrariétés qui peuvent affecter chacun d’entre nous dans sa carrière, j’ai été quant à moi, ici à Bordeaux, quarante années durant, un professeur heureux.
[1] MM. Macron et Fillon.
[2] M. Mélenchon et Mme Le Pen.

Avec Solal Stenou, étudiant en L3 Stratégies, décisions et politiques économiques
La promotion sortante portera avec fierté le nom de Frédéric Poulon